Bécart de Grandville

Le 26/09/2021 0

Dans La seigneurie L'Islet-du-Portage

Un seigneur bien connu, peu présent

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La seigneurie de l'Ilet-du-Portage a été concédée en 1672 à Pierre Bécart de Grandville, un militaire de carrière et personnage important dans la société de Québec. Même s'il se fait concéder ensuite une autre portion de terre près de celle-ci, il va plutôt s'occuper activement de celle de l'Ile-aux-Oies et négliger le défrichement de l'Ilet-du-Portage. D'ailleurs, après trente ans de possession, ce premier seigneur va s'en départir en faveur de sa fille sans avoir concédé un seul arpent de terre.

L'acte de concession

En 1672, Jean Talon en est à sa dernière année comme intendant de la Nouvelle-France; avant de partir, il concède en rafale une bonne trentaine de seigneuries, dont le tiers sur la Côte-du-sud. En partant de Québec, on trouve Vincennes, Beaumont, St-Michel, Saint-Vallier, Saint-Joseph, Gagné, Gamache, Vincelot, La Pocatière, Rivière-Ouelle et enfin L'Islet-du-Portage(1).

Le mandat de Talon coïncide avec le plus grand effort de l'administration française pour peupler la colonie. Pour augmenter l'impact de l'immigration, l'intendant a reçu instruction expresse « d'inciter les  soldats du régiment de Carignan à « s'habituer » dans celle-ci(2) ». Le moyen le plus simple pour les convaincre de s'installer consiste à leur fournir des terres. La concession de « L'Islet-du-Portage » échoit le 29 octobre 1672 à Pierre Bécart de Granville « enseigne de la compagnie de Berthier... en considération des bons utiles et louables services qu'il a rendus à Sa Majesté... et de ceux qu'il témoigne encore vouloir rendre(3)».

La localisation et les dimensions de la seigneurie sont précisées dans le contrat de concession, quoique de façon assez sommaire:

« ...accordons, donnons et concedons au dit sieur de Granville l'islet nommé du portage sur le fleuve Saint-Laurent avec une demye lieue de terre en deça et une autre au delà dudit islet sur une lieue de profondeur... ».

Le registre des titres de concession, qui est une transcription du document original, indique « une lieue en deçà et une au-delà », mais il y a vraisemblablement eu erreur de transcription. Dans l'acte de foi et hommage qu'il rend devant l'intendant Duchesneau en 1677, Grandville parle bel et bien d'une demi lieue(4). Sans repère comme un cours d'eau ou autre accident géographique, il y a marge d'erreur alors que l’îlet fait plus de six cents mètres de long et qu'on n'a pas fait la dépense de faire arpenter la concession. On verra le genre de problème que ces imprécisions vont entraîner à mesure que se fera le défrichement de la région.

 

Acte de concession

 

 

Copie de l'acte de concession de la seigneurie l'Ilet-du-Portage, dans Registre des titres de concession, de ratification et des autres actes représentés par les seigneurs des fiefs et les propriétaires d'emplacements à Monsieur Michel Bégon, intendant en Nouvelle-France.

(BANQ, Fonds Intendants)

Un homme important dans la colonie

L'heureux récipiendaire de la seigneurie de l'Islet-du-Portage est un homme déjà bien installé en Nouvelle-France. Né à Paris vers 1643, il a commencé une carrière militaire. Il est arrivé à Québec avec le régiment de Carignan en 1665 et y a fondé une famille. Le 22 octobre 1668, il a épousé Anne Macard, fille de Nicolas et Marguerite Couillard, résidents de Québec(5). Cette société peu nombreuse est encore près de ses pionniers: par sa mère Marguerite Couillard, fille de Guillaume Couilllard et Guillemette Hébert, Anne Macart est l'arrière-petite-fille de Louis Hébert.

Grandville manifeste d'une autre manière son intention de s'établir dans la colonie. Il y brasse des affaires et est devenu propriétaire terrien. Le 16 octobre 1668, quelques jours avant de se marier, il a acheté à Couillard de Lespinay la moitié de l'ile aux Grues et de l'ile aux Oies, sa première seigneurie, dont il va s'occuper jusqu'à sa mort en 1708(6).

On le voit surtout se placer en relation d'affaires avec « le » marchand de la colonie: Charles Aubert de La Chesnaye. Le 30 octobre 1671, il crée une rente perpétuelle en faveur de celui-ci(7).

Leurs rapports se poursuivent et le 2 juin 1696, il se fait concéder conjointement avec lui

« … deux lieues de terre de front sur trois de profondeur en lieux non concedez, joignant d'un côté la terre dudit sieur de Grandville nommée l'Illet du portage et de l'autre la seigneurie de Terrebois appartenant au dit sieur de la Chesnaye... à partager entre eux moitié par moitié en la manière qu'elles sont cy dessus désignées(8). »

Cette concession vient repousser la limite est de l'Islet-du-Portage, porter son étendue à deux lieues de front et l'agrandir considérablement. On notera que la profondeur de cette nouvelle concession est de trois lieues, contrairement à L'Islet du Portage qui ne fait qu'une lieue de profondeur. Elle vient donc tripler le domaine de Pierre de Grandville sur la rive sud du Saint-Laurent. Même si le contrat de concession stipule que celle-ci sera partagée entre les deux seigneurs, cette étendue restera identifiée dans la cartographie du régime seigneurial comme le « fief Grandville-Lachesnaye ».

Carte de l'Ilet-du-Portage, 1815

Carte de la seigneurie l'Ilet-du-Portage, flanquée de la seigneurie Grandville-Lachesnaye à l'est, et du "fief Grandville" à l'ouest; extrait de la Carte topographique du Bas-Canada de Joseph Bouchette, 1815.

Beaucoup de terres, mais peu de défrichement sur la Côte-du-sud

Pierre Bécard de Grandville procédera enfin à une dernière acquisition le 5 novembre 1698 en se faisant concéder les iles Ste-Marguerite, près de l'ile aux Oies(9). Il est par conséquent devenu un personnage considérable, bien en vue dans la société de la Nouvelle-France: grand propriétaire terrien, marguillier de la paroisse de Québec depuis 1686 et en relation d'affaires avec le plus important marchand de la colonie.

 

Au-delà de ces relations très visibles, il est difficile de voir si Grandville a mis des efforts soutenus pour développer sa seigneurie de l'Islet-du-Portage. Impossible de mettre la main sur des concession ou des baux à terme comme il en signe régulièrement pour ses terres de l'ile aux Oies et l'ile aux Grues. Dans les greffes des notaires Becquet et Rageot, par exemple, on trouve entre 1673 et 1686 pas moins de 7 contrats signés par Grandville touchant cette seigneurie. Pour l'Islet-du-Portage, rien.

 

Des documents ont-ils été perdus? Grandville a-t-il plutôt choisi de porter ses efforts sur les îles, plus à portée de main que l'Islet-du-Portage, distante d'au moins deux jours de navigation? On sait qu'il s'est fait construire dès 1670 une chaloupe par un maître charpentier de l’île d'Orléans(10). Cette embarcation pouvait faciliter ses allées aux îles, mais était-elle bâtie pour aller plus loin sur le fleuve?

Dans les documents disponibles, on constate en tous cas que le peuplement retarde à l'Islet-du-Portage. L'état des missions dressé à la demande de monseigneur de Laval en 1683 compte une personne à Kamouraska et quatre à Rivière-du-Loup(11). Pas encore de résident à l'Islet-du-Portage dix ans après la concession.

On en connaît d'autant moins sur l'Islet-du-Portage que, tant qu'il a en été seigneur, Grandville n'a jamais fait un « aveu et dénombrement » pour rendre compte de l'état de son défrichement. Pourtant, les seigneurs étaient tenus de concéder le plus tôt possible des terres à des censitaires pour commencer le défrichement, sous peine d'en perdre la responsabilité. On a vu en 1660 l'administration royale réunir au domaine du roi, c'est-à-dire reprendre en sa possession, de vastes espaces de terres que les seigneurs avaient négligé de concéder et défricher.

Il semble bien que Grandville n'ait jamais été inquiété pour l'absence de développement de cette seigneurie. Est-ce que sa position le mettait à l'abri des sanctions? A-t-on tenu compte du fait qu'il s'occupait assez activement des îles aux Oies et aux Grues?

On peut même se demander s'il avait réellement l'intention de s'occuper lui-même du développement de l'Islet-du-Portage. En tous cas, après trente ans de possession, il décide de s'en départir et de la léguer en cadeau de noces à sa fille Marie-Anne le 26 octobre 1702(12).

Le peuplement de la seigneurie de L'Ilet-du-Portage va-t-il enfin commencer?

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Notes

1. Marcel Trudel, Atlas de la Nouvelle-France, Québec, Presses de l'Université Laval, 1968, p. 175.
2. André Vachon, « Jean Talon », Dictionnaire biographique du Canada, volume I.
3. « Acte de concession par Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France, au sieur de Grandville, enseigne de la compagnie de Berthier, de l'îlet nommé du Portage sur le fleuve Saint-Laurent... », 29 octobre 1672, tiré du  Registre des titres de concession, de ratification et des autres actes représentés par les seigneurs des fiefs et les propriétaires d'emplacements à Monsieur Michel Bégon, intendant en Nouvelle-France.
4. Pierre-Georges Roy, Inventaire des concessions en fief et seigneurie, fois et hommages et aveux et dénombrements conservés aux Archives de la province de Québec. Beauceville, L'Éclaireur, 1927-1929, tome II, p. 140; cité comme pièce détachée.
5. Voir Pierre-Georges Roy, La famille Bécard de Grandville, Lévis, 1914.
6. Greffe Jean Lecomte, Vente par Couillard de Lespinay à Grandville, 16 octobre 1668.
7. Greffe Becquet, Constitution d'une rente annuelle et perpétuelle par P. B. de Grandville à Charles Aubert de la Chesnaye, 30 octobre 1671.
8. Registres d'intendance cahier 5 fol 1, publié dans Pièces et documents relatifs à la tenure seigneuriale demandés par une adresse de l'Assemblée législative, 1851. Québec, Fréchette, 1852, p. 425.
9. Registres d'intendance, cahier 5, fol 25v-26.
10. Greffe Becquet, Marché de construction d'une chaloupe entre Jean Langlais, maître charpentier de marine de l'ile d'Orléans et PB de Grandville, 22 octobre 1670.
11. Cité dans Jeanine Ouellet-Boucher et al. C'est notre histoire... Saint-André de Kamouraska de 1633 à 1991. Comité des fêtes du Bicentenaire, Saint-André, 1991, p. 3.
12. Greffe Chambalon, Contrat de mariage monsieur de Soulange et mademoiselle de Grandville, 26 octobre 1702.

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