Un moteur de changement social

Le 28/03/2024 0

Dans Le cheval en Nouvelle-France

[Section précédente : La charrue ou le charroi]

Non contents d'être utiles en Nouvelle-France, les chevaux deviennent l'un des éléments essentiels du mode de vie de tous ses habitants. Voilà qui constitue un changement social par rapport à la métropole et contribue à donner à cette colonie quelques-uns de ses traits particuliers. L'usage des chevaux se confond ici avec le train de vie, les habitudes sociales, la réussite matérielle.

En raison de leur fierté et de leur intérêt pour les chevaux, les habitants cherchent souvent à faire la démonstration de leurs capacités et de leur vitesse. S'ensuivent des courses improvisées et des habitudes de conduite à la limite de la sécurité. Cela érige un mur entre les habitants et l'administration. Celle-ci va répondre par une avalanche de réglementations, dont l'effet va toutefois rester limité.

Des chevaux pour tous les âges

Le grand nombre de chevaux et leur intégration dans toutes les couches de la société de Nouvelle-France ne manquent pas de provoquer des commentaires chez les observateurs de l'époque. Ils y voient une forme de luxe qui n'aurait pas sa raison d'être chez les habitants. Franquet, ingénieur de la Marine française qui passe dans la colonie vers 1750, en fait l'observation :

« Les chevaux sont très communs en Canada. Pour peu qu'un habitant soit à son aise, il en nourrit un nombre pour la culture des terres et le transport des bois; d'ailleurs, chacun des garçons en âge d'être marié en possède un; y eut-il dix enfants dans une maison, c'est autant de chevaux en sus de ceux nécessaires au service de l'habitation, et tous sont entiers, forts et résistants à la fatigue(1). »

Venu à titre d'aide de camp de Montcalm, Bougainville fait la même remarque, tout en plaçant plus bas l'âge de conduite: « Il faut remarquer qu'il n'y a point d'habitants qui n'aient plusieurs chevaux, écrit-il, chaque garçon qui a la force de manier le fouet a le sien, c'est ce qui empêche l'habitant d'élever autant de boeufs qu'il le ferait »(2).

Les visiteurs s'étonnent encore plus de la façon dont on utilise les chevaux. Franquet se fait raconter des anecdotes : 

« En avant du portail de l'église étaient plusieurs chevaux attachés à des piquets équarris de charpente et plantés. Curieux de savoir à qui ces chevaux appartenaient on répondit qu'ils étaient aux fistons des paroisses, que chacun d'eux y entretenait son piquet, qu'on nommait tels les jeunes gens qui dans leur accoutrement portaient une bourse aux cheveux, un chapeau brodé, une chemise à manchette et des mitasses aux jambes et avaient dans cet équipage droit de reconduire en croupe leurs maîtresses à l'église(3). »

Certains détails de la description paraissent surprenants - qui eût laissé sa fille partir en croupe derrière un prétendant? - mais l'ensemble du témoignage indique quel panache le cheval donnait à son propriétaire.

 

 

Walker: Noce canadienne

Horatio Walker Noce canadienne
Collection MNBAQ

Krieghoff: Course en traineau

Cornelius Krieghoff, Course en traîneau sur la glace
Collection Musée des Beaux-arts de Montréal

 

 

« Les Canadiens
de l'état commun
sont indociles,
entêtés
et ne font
qu'à leur gré
et fantaisie.»

De l'orgueil d'avoir un cheval à celui de le faire courir plus vite que celui de son voisin, il n'y a qu'un pas, et il fut sans doute franchi... au galop. Franquet note justement cette émulation qu'il met sur le compte de l'indiscipline des habitants. 

« Les Canadiens de l'état commun, écrit-il, sont indociles, entêtés et ne font qu'à leur gré et fantaisie; ceux qui font leur métier de gagner leur vie à conduire des voitures font une gaillardise et un point d'honneur de faire connaître leur adresse et la vigueur de leurs chevaux, en devançant les voitures qui les précèdent, sans considérer s'il y a des risques et dangers à courir(4)

Le dépit de Franquet de se voir dépassé par des conducteurs « de l'état commun » vient sans doute de ce que les observateurs comme lui, nobles ou militaires, s'attendent de jouir de la priorité sans discussion sur la route. Cette nouvelle situation heurte leur sens de la hiérarchie. Sans attirer l'attention sur les dangers, un autre voyageur, le chevalier de La Pause, signale lui aussi cette manie des habitants: ils ont, écrit-il, « des chevaux et très souvent plus qu'il ne leur en faut, chaque enfant voulant avoir un cheval »; ils ont des charrettes, des traîneaux et des carrioles et « c'est leur grand plaisir d'aller dans ces voitures et de faire des courses »(5).

Chauffards ou maquignons?

Les habitants étaient-ils de dangereux chauffards, comme s'en plaignait Franquet, ou de débonnaires amateurs de vitesse, comme le laisse entendre le chevalier de La Pause? Ils aimaient en tous cas s'amuser. Un des sujets de tableau souvent repris par le peintre Krieghoff est justement celui où on voit un cheval attelé à un traîneau passer au galop une barrière à péage sous le nez du gardien furieux de ne pouvoir percevoir sa taxe. Il est probable que, pour les courses comme pour l'élevage, les habitants aient voyagé entre les deux extrêmes et partagé leurs habitudes entre le meilleur et le pire. Pehr Kalm note, par exemple, que les fils d'habitants donnent de l'avoine à leurs chevaux afin qu'ils soient plus vifs. On ne sait trop s'il s'agit là de pratiques isolées, mais il n'y a aucun doute que, de cette façon, la garde d'un cheval risque de coûter largement plus cher que celle d'un boeuf. On trouve tout de même moyen de compenser; Kalm note justement que les soins peuvent être relatifs en hiver: on sort les chevaux qui doivent trouver par eux-mêmes leur pitance dans les bois(6). Cette habitude de laisser errer les animaux va d'ailleurs devenir un problème aux yeux des administrateurs.

Krieghoff La barrière de péage

Cornelius Kreighoff, La barrière de péage
Source: Wikimedia Commons

 

 

 

Cheval
en 1760,
automobile
en 1960

On aura remarqué, de la section précédente à celle-ci, que le cheval a presque autant d'occasions d'assurer le loisir ou le train de vie du maître que de servir aux travaux. À tout prendre, le cheval de 1760, c'est presque l'automobile de 1960-1970. Socialement, s'entend: le nombre de sujets par famille, la conduite ou même la propriété confiées de plus en plus aux fils, faisant déborder l'usage au-delà du strict nécessaire, la fierté dont on l'entoure, la tendance à la compétition.  Chevaux et voitures se rejoignent à deux cents ans de distance comme objets qu'on peut situer quelque part entre le luxe et la nécessité. 

Au-delà de ce parallèle surprenant en apparence, on peut constater que le cheval permet de vérifier encore une fois les observations qui ont été faites jusqu'ici sur la mentalité de l'habitant, son indépendance, son mépris des réglementations, son attitude nouvelle à l'égard des stratifications sociales. Le cheval s'ajoute à la géographie, au climat et à bien d'autres facteurs pour amener les habitants d'ici à développer une mentalité particulière.

En contrepartie des observateurs venus de l'extérieur, les administrateurs en poste dans la colonie pendant plusieurs années ont une opinion plus nuancée.  On voit Vaudreuil, gouverneur de 1703 à 1726, soutenir avec l'intendant Raudot que les chevaux sont nécessaires au travail de la terre(7). Il y a aussi l'intendant Dupuy, qui va jusqu'à proposer la création de haras, projet qui sera bien entendu refusé par la Cour(8).

Una avalanche de règlements

Les autorités, en réponse au comportement des habitants, ne tarderont pas à légiférer au sujet de la vitesse des déplacements et des habitudes d'errances.  On retrouve dans les archives une liste interminable d'ordonnances pour interdire ces comportements. Elles s'adressent tantôt à l'ensemble de la colonie-ci, tantôt aux habitants d'une localité précise(9). Cette litanie démontre le souci zélé des fonctionnaires du Roi de tenir leur petit monde bien en main. La répétition des règlements prouve en réponse que le succès fut assez relatif.

Il ne sera pas question d'énumérer ici toutes les décisions officielles mais, en examinant quelques-unes, on aura une idée de ce qui attend l'habitant. La première ordonnance que nous connaissons sur les chevaux remonte au premier février 1706, sous l'intendance de Raudot. Voilà déjà quarante ans que les premiers chevaux ont été débarqués, et le troupeau dépasse alors les 1800 unités, en regard de quelque 16 000 personnes dans la colonie(10).  La décision de Raudot enjoint les habitants de ne pas envoyer boire leurs chevaux « sans les conduire ou les faire conduire par leurs licols ou brides, et aux chartiers et voituriers de se tenir sur leurs charrettes vuides en allant ou en revenant à peine de prison et de dommage et intérêt des parties »(11). Décrétant peut-être la première limitation de vitesse de l'histoire de l'Amérique du Nord, l'intendant tente donc de forcer les habitants à réduire le train de leurs chevaux: en marchant à côté de sa bête, on perd l'envie de la lancer au galop...

Le problème de la vitesse se pose particulièrement aux abords des églises. Occasion de rassemblement par excellence, l'office religieux met en présence les attelages de tout le monde. La tentation est forte de démontrer aux autres les qualités de son animal. Aussi, dès 1708 commencent à pleuvoir les règlements sur les comportements à respecter à la sortie de la messe. Par une ordonnance du 21 janvier de cette année-là, l'intendant fait « deffenses à toutes personnes, tant ceux qui mèneront leurs carrioles que ceux qui monteront leurs chevaux, de les mettre au trot ni au galop quand ils sortiront de l'église, que lorsqu'ils en seront éloignés de 10 arpents [NB : plus d'un demi-kilomètre!!!], ensuite pourront donner à leurs chevaux le train qu'ils voudront... » (12). L'interdiction paraît sans effet et Raudot doit, deux ans plus tard, légiférer de façon à éloigner les occasions prochaines de péché: une ordonnance du 16 août 1710 enjoint les habitants d'attacher leurs chevaux à deux arpents [NB : plus de cent mètres] de l'église afin que les bêtes ne puissent « courir et se battre les unes contre les autres excusant ainsi les distractions au service divin » (13).

 

 

 

 

 

Premières

limitations de vitesse

en Amérique du nord?

McIsaac, Dangers de la  circulation

Les dangers de la circulation en 1748 d'après ​​​​​​​McIsaac
(Reproduit de 366 anniversaires canadiens)

Mais pourquoi mettre tout le monde au pas?  Une autre ordonnance, datée celle-là du 29 février 1716, pointe directement le problème : les dangers de collision.

« Sur ce qui nous a été représenté que dans les grands chemins et particulièrement à la sortie de l'église, quelques habitants poussent leurs chevaux attelés à leurs carrioles ou ceux sur lesquels ils sont montés, avec tant de vitesse que, n'en étant pas les maîtres, ils renversent les carrioles qui se tiennent dans leur chemin, et même des gens auxquels ils ne donnent pas le temps de se ranger, d'où il est arrivé déjà plusieurs accidents fâcheux » (14).

Amateurs de comparaisons, maquignons jusqu'au bout des ongles, les habitants portent une telle fierté à la valeur et à la vitesse de leurs bêtes que la sortie de l'église, le dimanche et les jours de fête, ressemblerait à une course improvisée, avec les dangers que cela entraîne. Les ordonnances comme cette dernière vont se répéter jusqu'à la fin du régime français et même au-delà, puisqu'on en retrouve sous la signature de Murray après la Conquête(15).

Les habitants seraient-ils si entêtés et insouciants que les ordonnances dussent être répétées aussi souvent? On peut trouver des raisons techniques à ces galops effrénés. Une ordonnance de Monrepos nous le laisse soupçonner. Elle enjoint les conducteurs de Montréal de « mettre des guides au cheval de devant comme à celui de derrière, afin de pouvoir les arrêter l'un et l'autre à l'instant », quand ils attellent plus d'un cheval(16). L'habitude s'était répandue d'atteler deux chevaux en flèche, l'un derrière l'autre, mais en ne passant des rênes qu'au deuxième. Voilà qui rendait les opération d'arrêt et même de ralentissement plus difficiles, surtout avec un animal de tête fringant. Cette situation nous fournit un indice sur la précarité des techniques d'élevage et de conduite que maîtrisaient les habitants. Elle ne peut quand même pas expliquer tous les excès de vitesse, particulièrement quand l'attelage ne compte qu'un seul cheval.

On peut trouver une autre raison aux excès de vitesse en regardant l'identité des conducteurs.   On a déjà vu que les chevaux étaient nombreux sur les fermes, et que les fils avaient souvent droit à leur poulain.  Pensons un instant à l'esprit d'émulation qui doit animer entre eux les fils de plusieurs voisins; ainsi, la plupart des ordonnances limitant la vitesse des chevaux peuvent très bien viser ces jeunes sportifs. Il est en effet difficile d'imaginer des pères quadragénaires menant - secouant - au grand trot leur nombreuse famille sur la route menant à l'église tous les dimanches.

 

Krieghoff, Scène de traineau

Cornelius Krieghoff, Scène de traineau
(Source Wikimedia Commons)

Ces derniers, pourtant, ne sont pas à l'abri de tout reproche. Si on leur accorde le bénéfice du doute à propos de la vitesse de conduite, on peut leur attribuer une bonne part de la négligence dans d'autres domaines: l'errance des animaux en général, et des chevaux en particulier. Les bestiaux avaient fait l'objet d'une première ordonnance dès 1647. Le gouverneur Montmagny interdisait alors de laisser les porcs errer librement dans la ville de Québec(17). Contre les chevaux, c'est encore Raudot qui doit sévir en défendant en 1708 qu'on laisse paître ceux-ci sur les fortifications(18). Le problème ne se pose pas qu'à Québec. Une ordonnance s'adresse spécialement en 1710 aux habitants de Verchères et des autres côtes du gouvernement de Montréal, leur interdisant de laisser aller chevaux et poulains dans les blés(19); on leur interdit encore de les laisser vaquer en hiveri(20). Cette série se poursuit et se répète elle aussi jusqu'à la fin du régime français.

Beaucoup de gens semblent compter sur la nature - ou sur le blé du voisin - pour que son cheval trouve de quoi se nourrir. Irresponsabilité? Habitude communautaire prise sous l'influence des Amérindiens? La situation fait en tous cas le désespoir des administrateurs. Elle peut aussi entraîner des gestes outrepassant la loi: le vol d'animaux. Il y a en effet celui qui, voyant un cheval paître sur ses terres, décide de le garder, et ne le rend à son propriétaire que sur ordre exprès de l'intendant.

Les ordonnances nous font connaître le cas d'Alexis Bellavance, du fief de La Fresnaye, qui a retenu dans ces circonstances le cheval de Pierre Bernier, du fief de Saint-Joseph(21). Si on prend pour référence le nombre des ordonnances disponibles, le vol ne prendra cependant pas les mêmes dimensions que la vitesse ou l'errance.

Signe des temps ou caractéristique de cette société, la plupart de ces ordonnances restent sans effet et doivent être renouvelées plusieurs fois. On peut affirmer que, sans le cheval, moyen d'ascension sociale comme de contestation de l'autorité, la Nouvelle-France n'aurait pas été tout à fait ce qu'elle fut.

Ces nouveautés vont cependant entraîner la méfiance de l'administration coloniale à l'égard de l'animal. On lui reprochera d'encourager la paresse des habitants, de leur coûter cher à entretenir et surtout d'être élevés en trop grand nombre. Une nouvelle phase de règlements et injonctions se prépare à l'endroit des chevaux : on va chercher à diminuer leur nombre dans la colonie. C'est ce qu'on va voir dans la prochaine section.

[Prochaine section à venir: Il faut tuer des chevaux]

NOTES

1. Louis Franquet, Voyages et mémoires sur le Canada, (1752-1753), Québec, Imprimerie générale, 1889, p. 27.
2. Bougainville, « Mémoire sur l'état de la Nouvelle-France », Rapport de l'archiviste de la province de Québec (RAPQ), 1923-1924, p. 42.
3. Franquet, op. cit., pp. 26-27.
4. Franquet, op. cit., p. 103.
5. « Papiers La Pause, « Dissertation sur le gouvernement », RAPQ, 1933-1934, p. 212.
6. Pehr Kalm, Voyage dans l'Amérique du Nord, 1749, Montréal, Pierre Tisseyre, fol. 624.
7. Vaudreuil et Raudot au ministre, 2 octobre 1710, RAPQ, 1946-1947, p. 388.
8. Voir Jean-Claude Dubé, Claude-Thomas Dupuy, intendant de la Nouvelle-France. 1678-1738, Montréal, Fides, 1969, p. 175, note 108, AC C11A, 50, 530.
9. Voir Edits, ordonnances royaux, déclarations et arrêts du Conseil d'État du Roi concernant le Canada, Québec, Fréchette, 1854-1856, et Pierre-Georges Roy, Inventaire des ordonnances des intendants de la Nouvelle-France conservées aux Archives de la province de Québec, Beauceville, L'Éclaireur, 1919, 4 vol.

10. Voir dans Recensements du Canada, Ottawa, 1876, les chiffres pour 1706.
11. Texte cité dans Robert-Lionel Séguin, « Le cheval et ses implications historiques dans l'Amérique française », Revue d'histoire de l'Amérique française, 2, 1951, p. 243.
12. Édits..., vol. 3, p. 421, Raudot, 21 janvier 1708.
13. Ibid., vol. 3, p. 430, Raudot, 16 août 1710.
14. Ibid., vol. 2, p. 286, Bégon, 29 février 1716.
15. Voir par exemple Rapport des Archives publiques du Canada, 1913, p. 65.
16. E.-Z. Massicotte., Répertoire des arrêts, édits, mandements, ordonnances et règlements conservés dans les archives du palais de justice de Montréal, 1640-1760, Montréal, Ducharme, 1919, Ordonnance du 20 janvier 1742.
17. Édits..., vol. 1, p. 8, 28 août 1647.
18. Ibid., vol. 3, p. 423, 8 mai 1708.
19. Ibid., 28 juin 1708.
20. Roy, Inventaire..., vol. 1, p. 107, 6 juillet 1710.
21. Ibid., vol. 1, p. 283, 1 juin 1726.

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