Distribution des chevaux

Le 18/08/2023 0

Dans Le cheval en Nouvelle-France

À qui vont les chevaux envoyés par le roi?

[Section précédente : Les envois royaux]

Les quelque 80 chevaux envoyés de France à Québec entre 1665 et 1671 pour équiper la colonie ne sont pas lâchés dans la nature à l'aveuglette. Ils restent sous la responsabilité de l'administration au moment du débarquement. Pour eux, on a prévu un système de distribution particulier, dont on va voir ici les caractéristiques : l'intendant prend les animaux en charge au nom du roi, désigne les récipiendaires et prend entente avec eux.

Les heureux élus seront répartis, au début en tous cas, entre personnalités de la colonie et communautés religieuses. C'est que la France de l'Ancien régime est très étanche socialement, et les chevaux y sont réservés aux classes dominantes, par exemple pour tirer les carrosses ou pour porter les officiers de l'armée.

L'entente proposée par l'intendant, d'une durée de trois ans, précise comment les nouveaux propriétaires pourront utiliser les chevaux à leur avantage, mais aussi comment ils auront la responsabilité de les garder en bonne condition et surtout les faire se reproduire. En effet, ils devront à l'échéance remettre un poulain, sous peine de payer une amende. Après trois ans, l'administrateur était donc en possession d'une nouvelle génération de chevaux à distribuer, qui serait renouvelée dans les trois années suivantes, et ainsi de suite. Cette formule pouvait tourner à l'infini et elle va démontrer son efficacité en Nouvelle-France.

« Estat de la distribution... »

Dans sa correspondance avec Paris, Talon fait référence à un « contract passé avec ceux auxquels on a distribué des cavalles »(1). Receveur  du roi, l'intendant, dont c'est le mandat, s'occupe de leur répartition dans la population. La chose ne se fait pas au hasard. On a retrouvé un document clé qui précise pour un de ces envois quels en sont les récipiendaires, de même que les tenants et aboutissants de l'entente. Il s'agit d'un acte notarié, datant de 1667, signé par l'intendant et conservé dans le greffe Becquet(2). Jusqu'ici, il n'a pas été possible de repérer dans les archives d'autres documents de ce genre, mais on peut supposer que l’intendant a méthodiquement procédé de façon similaire à chaque envoi.

Intitulé « Estat de la distribution qui sera faicte des douze cavalles et deux estallons envoyés de France l'an 1667 », le contrat précise combien de chevaux reçoivent les heureux élus (institutions ou personnes), la durée de l'entente, les obligations qui leur sont imposées, comment elles peuvent utiliser les bêtes à leur avantage et comment elles sont tenues d'en prendre soin pour qu'il soit possible de faire jouer la reproduction.

L'entente de 1667 désigne comme récipiendaires : le service du Roi, le gouverneur et l'évêque une jument chacun; les pères Jésuites, Montréal (le séminaire) et les dames Ursulines, deux juments et un étalon chacun; enfin M. de Villeray et madame Couillard une jument chacun. Les administrateurs, les noms à particule et les religieux ont leur bonne part, les noms connus se partagent le reste. Marie de l'Incarnation [fondatrice des Ursulines] confirmait d'ailleurs dans sa correspondance, réception de trois bêtes pour sa communauté : « ...on nous a donné pour notre part, deux belles juments et un cheval, tant pour la charrue que pour le charroi »(3).

Contrat de distribution des chevaux

 

« Estat de la distribution qui sera faicte des douze cavalles et deux estallons envoyés de France l'an 1667 » [Détail], greffe Becquet, 30 septembre 1667, coll. Archives du séminaire de Québec, Polygraphie 17, no. 9.

Le même genre de choix se retrouve pour l'envoi de 1670, tel que relaté par un historien, l'abbé Faillon : « ...le Roi envoya pareillement un étalon et douze juments & les fit distribuer aux gentilshommes du pays les plus zélés pour la culture des terres: une jument à M. Talon, deux juments à M. de Chambly avec un étalon, une à M. de Sorel, une à M. de Saint-Ours, une à M. de Varennes, deux juments à M. de Lachesnaye, une à M. de Latouche, une à M. de Répentigny, enfin la douzième à M. le Ber »(4).

Nous n'avons pas trouvé de renseignements précis sur la distribution de autres envois, mais on peut raisonnablement déduire que le profil des récipiendaires était sensiblement le même.

Des droits, mais aussi des devoirs

Le cœur du document reste cependant l'établissement des droits et devoirs des nouveaux propriétaires. Ceux-ci peuvent se résumer en deux principes fondamentaux: propriété du bénéficiaire sur le ou les chevaux et leurs descendants, mais obligation de conserver et surtout de faire reproduire afin d'être en mesure de remettre un cheval de remplacement au bout de trois ans :

« Que les dittes personnes au proffit et bénéfice desquelles ces animaux seront distribuez en demeureront maistres et propriettaires pouvant les vendre, eschanger et traitter comme leur propre bien, au bout de trois ans durant lesquels elles seront obligées de les panser, nourrir et alimenter bien et duement de manière qu'il n'en arrive fault par mort. »

L'obligation de bien garder devra être respectée sous peine d'une taxe pour les propriétaires négligents :

« Qu'en cas que par négligence default de nourriture et de faire veiller à leur conservation, ou autre accident impromptu autre que de force majeure comme feu du ciel, coup de fusil ou autre de pareille nature, il en arrive perte, il en sera payé cent livres au Receveur estably pour le Roy. »

L'amende couvre tout juste le prix d'achat du cheval et ne rembourserait même pas les frais de transport assumés par le souverain. On a vu dans la section précédente que le prix d'achat était au minimum de 150 livres et le transport 250. Elle était cependant suffisante pour inciter le nouveau propriétaire à garder la bête en vie.

Le second article de l'entente précise en effet que : 

« les possesseurs des souchon [sic] le seront encore des productions d'icelles, poullains malles ou femelles, sy tant est qu'elles engendrent autant qu'elles le peuvent, c'est-à-dire une fois en douze mois, fault que le Roi puisse rien répéter du chef ou des suivants ».

Cela est une incitation à l'élevage, mais l'intendant ne s'en contente pas; il prend les dispositions pour obliger les propriétaires à faire ainsi. L'objectif étant de multiplier le nombre de chevaux dans la colonie, on définit l'élevage consciencieux comme un devoir: 

« pour obvier en la négligence de ceux qui se contenteront de tirer par le travail de ces animaux tous les avantages qu'on peut en recevoir, se souciant peu de remplir les intentions de Sa Majesté qui regarde la multiplication de cette espèce, se souciant aussy peu de les faire couvrir pour les faire engendrer, les dits possesseurs seront obligés de fournir au receveur de Sa Majesté, fin desdits trois ans, un poullain d'un an ou cent francs à son choix, affin d'engager lesdits possesseurs à prendre soin de faire couvrir les dites cavalles dans le temps convenable et les conserver dans tout celui qu'elles seront plaines pour qu'elles mettent heureusement bas leurs poullains ».

Et la roue tourne...

Mais enfin, si le receveur du Roi sait très bien disposer de cent livres, que fera-t-il avec des poulains? C'est là que se trouve la clé du système: 

« Que les poullains appartenant au roy venant des productions des cavalles seront eslevés aux frais de Sa Majesté pour estre distribuez à l'âge de trois ans aux conditions cy dessus afin de perpetuer et multiplier l'espèce de ces animaux […] ».

Voilà, la boucle est bouclée. L'heureux récipiendaire a la propriété d'une jument, peut la faire travailler et voiturer à son profit et en garder les rejetons, sauf un. Cette seule exception, il devra la remettre au receveur du Roi après les trois premières années de possession. À moins qu'il ne préfère verser cent livres à la place, somme qu'il aurait largement le temps de récupérer soit en vendant des poulains, soit simplement en tirant un revenu du travail des chevaux.

Au bout des six ans suivant l'envoi de 1665, l'intendant pouvait donc être en possession d'une dizaine de chevaux issus des juments du premier groupe, et se trouver en mesure de les redistribuer de la même manière. Les années suivantes verraient arriver les rejetons des envois de 1667, 1668 et des suivantes, puis ceux de la deuxième génération, et ainsi de suite. Le système pouvait tourner jusqu'à l'infini; il dut être appliqué jusqu'à ce que la population de chevaux soit considérée comme suffisante.

 

Trois chevaux pour le Séminaire de Montréal:

« Par devant Romain Becquet notaire gardenottes en la Nouvelle‑France, resident a Quebecq, Est comparu Noble et descripte personne Messire Gabriel süard pretre superieur des ecclesiastiques du séminaire de Montreal, lequel a recognu et confessé avoir eü et recu du Roy par les mains de messire Jean Talon conseiller du Roy en ses conseils d'Estat et privé Intendant de justice police et finance de cedt pais C'est a scavoir trois cavalles et un estalon de poies d'aage scavoir ledict estalon de poil noir, a longue queüe hors d'aage, la premiere des cavalles de poil rouge aagée de huit ans, la seconde de poil noir aagée de six a sept Et la troiseme et derniere de poil Bai aagée de huit ans le tout ou environ; aux charges et conditions portées par l escrit et declaration cy dessus, ausquelles ledict sieur soüart, est submis et se submet volontairement, promettant etc obligeant etc renoncant etc faict et passé audict Quebecq estude dudt notaire le dernier de septembre mil six cent soixante sept prese du sr Jean phellion et de henry petit demeurant audt quebecq tesmoins qui ont signé aux presentes avec ledt sieur souard et notaire suivant l ordonnance, signé g. soüard, phellion, henry petit, p, becquet nore avec paraphes.
                        BECQUET  nore »

[Extrait de « Estat de la distribution... », 30 septembre 1667]

Les chevaux « en commerce »

Dessin d'un étalon envoyé de France

 

« Vu des estalons que Louis le Grand fit envoyer avec soixante belles jumens dans la Nouvelle-France il y a plus de trente ans d'où sont sortis de très beaux chevaux... »

Charles Bécart de Grandville, Codex du nord amériquain, 1701

On n'en sait guère plus actuellement sur l'application quotidienne du système, ses échecs s'il y en eut, dans quelle mesure les possesseurs se sont acquittés de leurs obligations et jusqu'à quel moment s'est poursuivie cette méthode de distribution. Les documents tels que celui conservé aux Archives du Séminaire de Québec n'ont pas été signalés ailleurs. Mais, si chaque distribution était endossée par un acte notarié, on devrait pouvoir retrouver la trace de contrats semblables dans les greffes des notaires de l'époque.

Dès 1670, Talon pouvait écrire avec satisfaction que les chevaux « réussissaient » en Nouvelle‑France et que la demande était suffisamment forte pour qu'on les mette « en commerce » (5). À ce moment, les envois royaux ne sont pas terminés et les premières générations de rejetons ne sont pas encore redistribuées . Il faut donc conclure qu'il s'est créé une demande dès les premiers envois. Mais Talon ne dit pas qui commerce avec qui. Les premiers possesseurs, seigneurs ou religieux, vendent tout probablement à leurs pairs en premier lieu. Le feraient-ils aussi avec leurs censitaires?

Chose certaine, on le constate à l'étude des recensements, la méthode mérite sans aucun doute de passer au premier rang des réussites coloniales dans la vallée du Saint‑Laurent : le troupeau connaîtra une progression fulgurante durant tout le régime français. C'est ce qu'on va voir dans la section suivante.

[Section suivante : Multiplication des chevaux]

NOTES

1. « Mémoire succinct des principaux poincts des intentions du Roy sur le Canada... », 18 mai 1669, RAPQ, 1930-1931, p. 112.
2. « Estat de la distribution qui sera faicte des douze cavalles et deux estallons envoyés de France l'an 1667 », Archives du Séminaire de Québec, Polygraphie 17, no. 9, 30 septembre 1667. La perspicacité d'autres chercheurs peuvent venir en aide à l'historien : ce document d'importance capitale nous a été signalé par Jacques Bernier, professeur au Département d'histoire de l'Université Laval.

3. Lettres de Marie de l'Incarnation, cité dans Robert-Lionel Séguin, «Le cheval et ses implications historiques dans l'Amérique française», Revue d'histoire de l'Amérique française, 2, 1951, p. 234.
4. E.-M. Faillon, Histoire de la colonie française en Canada, Ville-Marie, 1865-1866, vol. 1, p. 222.
5. Mémoire de Talon à Colbert, 10 novembre 1670, Rapport de l'Archiviste de la Province de Québec, 1930-1931, p. 128.

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